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La cuisine existentielle de Lei Saito

J'ai découvert le travail de Lei Saito à travers son livre, Cuisine Existentielle, dont les couleurs acidulées m'avaient interpellées alors que je zonais comme souvent à la librairie Sans Titre.

Avec le recul je me dis que c'est assez cool en 2022-23 de découvrir le travail d'un artiste via un livre et non via Instagram, cela implique un mode de lecture bien différent du scroll.


Un livre succulent

J'ai acheté tout de suite le bouquin et suis rentrée le feuilleter tranquille à la maison. Page après page j'ai découvert les paysages comestibles de Lei, compositions improbables qui évoquent des microcosmes à part entière avec leur centre et leur périphérie, leurs reliefs plats ou accidentés, des tableaux vivants de légumes, de fleurs, de gelées, des géographies complexes agencées pour la rêverie de l'oeil et la divagation de l'âme.


Mais au-delà de ces tableaux à manger j'ai vite commencé à entrevoir une personnalité, une manière de raconter des histoires, un mode narratif derrière lequel se cache non pas une cheffe vegan militante ou une décoratrice d'intérieur spécialiste des arts de la table mais bien une artiste mue par une pratique érigée au rang de mode de vie et de philosophie.

Enfance épicurienne

Lei est née au Japon dans une famille de gourmets-gourmands comme elle dit. Quand elle remonte dans ses souvenirs d'enfance, elle ne sort pas une carte postale où elle exécute la cérémonie du thé en kimono mais plutôt des butter rolls, des oeufs brouillés au bacon mais surtout des scènes domestiques joyeuses où la cuisine est centrale. On a chez les Saito, une façon de célébrer les saisons et aussi simplement les bons moments de la vie à travers la nourriture.

L'été on prépare le poisson Ayu qu'on va pécher dans l'eau fraiche des sources, l'été on fait une soupe à base de pastèque, quant aux anniversaires ils font toujours l'objet de créations originales. Très tôt Lei confectionne des gâteaux sophistiqués, qu'elle prend en photo avec l'appareil argentique de son père, écrit et dessine les histoires d'un petit lapin qui piquent nique sur des cahiers qu'elle confectionne elle-même. "Ce sont mes premiers livres d'artiste- dit-elle. Quand j'y pense je n'ai jamais cessé de préparer des repas et de mettre en scène des moments joyeux".

Célébration, pique-nique et histoire de lapin

Ce serait donc de ces gâteaux d'anniversaire et de ces histoires de lapin gourmand que la Cuisine Existentielle de Lei prendrait son origine? Lei n'en est plus bien sûre... De même qu'elle ne se remémore pas vraiment ce qui l'a poussé à préparer une soupe au flamant rose pour les membres du Jury de l'ENSBA auquel elle se présente après quelques mois d'errance estudiantine passées en France. "Il faisait chaud ce jour là, je voulais rafraîchir l'audience. Je crois que ça a dû fonctionner car ce n'est certainement pas avec le français que je parlais à l'époque que j'ai convaincu le jury".


Peut être y avait il un filtre d'amour ou de pâmoison irrésistible dans cette soupe rose et fraîche que Lei servit en cet après midi d'été 2005... quoiqu'il en soit c'est sous le regard mi bienveillant mi glissant d'Annette Messager que Lei a fait ses classes à l'ENSBA et que sa Cuisine Existentielle a continué de prendre forme.


Cuisine totale, art multiforme

Aujourd'hui Lei conçoit des performances culinaires un peu partout dans le monde, en France en Europe, au Japon, à Shanghai et même à Phnom Penh dans des jardins et des musées, sur des ponts et des terrasses, lors de biennales ou à l'occasion d'un solstice d'été. A chaque évènement, Lei déploie un micro monde qu'elle aurait infusé en elle-même avant de l'adresser à chaque hôte. Chaque performance est "écrite" en amont un peu comme un scénario. Lei élabore ses délicieux repas en fonction d'une variété de facteurs évidents ou imperceptibles. Un mot, un lieu, une commémoration, un personnage oublié, une humeur, tout peut potentiellement créer l'incipit de récits que Lei cuisine dans sa tête et retranscrit ensuite en bouchées comestibles.



Dans son livre, on découvre un étonnant palmarès: des religieuses décapitées servies pour le 14 Juillet, un micro climat de fromage de chèvre gris cendré, des gelées multicolores et dansantes. Sur son compte Instagram on découvre d'autres épisodes de cette cuisine mutante et en perpétuelle transformation: une constellation délicieuse à l'abbaye de Maubuisson, un banquet inspiré du jardin d'Alkynoos au Palais des Beaux Arts et un Paysage Fromagesque concocté pour Lab'Bel, le Laboratoire artistique du Groupe Bel.



En tant que collaboratrice de Lab'Bel, j'ai eu la chance de participer à la mise en place de ce repas performance.

Cela faisait longtemps en effet que nous réfléchissions au sein du Lab à une proposition qui corrélerait art et nourriture, non pas en invitant un chef à faire déployer sa maestria pour un repas esthétique mais en confiant à un artiste la mission de faire une oeuvre à la fois sensorielle et conceptuelle pour les équipes de l'entreprise (Bel, donc).

A l'heure où cuisine et gastronomie sont sur-médiatisées, il était important de montrer que derrière la séduction du comestible il y a mille choses qu'on ne voit pas, une pensée, des symboles et, dans le cas de Lei, des "régions plus verbales" comme aurait dit Duchamp; tout cela sans pour autant négliger l'immense potentialité plastique de la nourriture.


Cette potentialité plastique, Lei sait en jouer mieux que quiconque. Oui, jouer est d'ailleurs bien le mot qui convient pour décrire ses compositions car les éléments de ses menus ziz-zaguent en permanence avec signifiant et signifié, avec l'aliment et son simulacre. Ainsi quand Lei vous présente les mets de ses performances, elle vous plonge d'emblée dans un décor surréaliste: omelette inframince, chocolat chaud bleu, soupe primordiale, les éléments de ses compositions sont tout sauf des plats mais plutôt des évocations de topographies savoureuses qu'on appréhende avec les yeux , la bouche et le mental.

Paysage fromagesque

Pour ce repas destiné à Bel, il était évident que le fromage devait faire partie du décor. Matière organique et mutable par excellence, il est d’autant plus inspirant pour une artiste sensible à l’évanescence des choses. Et puis, au-delà des mystères chimiques de la caséification et des fortes chaleurs de la pasteurisation, il y a la beauté formelle du fromage, dont le nom, rappelons-le, vient du bas latin « forma ». Cercles, meules, losanges, le fromage possède sa grammaire visuelle qui n’a pas manqué de sauter à l’œil de l’artiste. A partir de ces formes rigoureuses Lei Saito a donné libre cours à toute sa fantaisie en créant des faux-mages glissés à côté des vrais !

"Je serais incapable de définir précisément toutes les influences qui m'ont menées à créer ce paysage. Je crois que j'imaginais quelque chose d'un peu flou, comme un fromage dont les contours s'estompent avec la moisissure...".



Et c'est ainsi qu'en un midi de mai 2023, une bonne centaine de personnes se sont réunies pour savourer un magnifique territoire composé de gelée de rhubarbe acidulée, de coteau de houmous rougeoyant à la betterave, d'un altiplano de baguettes et fleurs de ciboulette, sans oublier une pyramide fromagère digne d'un mausolée égyptien, pour ne citer que quelques uns des détails du relief.

Le tout fut mis en place par Lei et ses assistantes tout juste avant que les convives ne découvrent les lieux, avec un mélange de nonchalance et de précision. Même si aujourd'hui les performances de Lei sont très prisées et qu'aux beaux jours elle répond à de nombreuses commandes, l'artiste ne perd rien de sa fantaisie et de sa spontanéité et ne se revendique surtout pas d'un protocole, au contraire.


"Pour mes performances, je ne travaille pas selon une recette que quelqu'un d'autre pourrait répéter à foison. Pour chaque événement je mets de moi, je compose autant que j'improvise pour atteindre ce qui correspond à mon idée de la beauté. C'est très subjectif et fugace, comme les bons moments de la vie et c'est cela qui fait la saveur de la cuisine existentielle".


Je vous laisse savourer ces jolies paroles qui je l'espère vous auront mis en appétit. Sur ce, je vais me faire un bol de soupe primordiale bien revigorante.



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